Miséricorde et justice

Le très connu théologien de la libération Gustavo Gutierrez présente ici une méditation sur Miséricorde et justice. On trouvera le texte en français, et sa vidéo en langue espagnole. A la fin de cette année jubilaire de la miséricorde, il n’est pas trop tard pour se laisser interpeller par cette voix venue d’Amérique latine.

 

captureCette année, le Pape François nous a proposé de méditer sur un sujet majeur : la miséricorde. Méditer oui, mais avant tout renouveler – et peut-être retrouver – en tant que communauté ecclésiale et que personnes, notre pratique de la miséricorde au milieu des défis d’un monde toujours plus diversifié et indifférent à la souffrance d’autrui.

François nous le rappelle : « la miséricorde est le pilier qui soutient la vie de l’Église » (Bulle qui instaure l’année jubilaire de la miséricorde n° 10). Ce n’est pas peu dire, nous sommes au cœur même du message de Jésus : Dieu est amour ; le Pape va droit aux sources, à la fraîcheur de l’évangile, avec courage et créativité, dans une quête qui renouvelle le visage de l’Église.

Ayons d’abord présent à l’esprit que le terme miséri-corde se compose de deux mots : miseri (le miséreux, le pauvre) et cordia (cœur). Avoir de la miséri-corde, c’est avoir le cœur dans le pauvre, l’exclu, celui qui ne compte pas. Mais comment aborder le monde du pauvre sans que la justice soit présente ? La miséricorde ne peut se comprendre sans référence à la justice.

Je me propose donc de commenter brièvement une phrase de la Bulle de l’année jubilaire : « Dans ce contexte, il n’est pas inutile de rappeler le rapport entre justice et miséricorde. Il ne s’agit pas de deux aspects contradictoires, mais de deux dimensions d’une unique réalité qui se développe progressivement jusqu’à atteindre son sommet dans la plénitude de l’amour » (Bulle n° 20). Ce qui nous conduit à approfondir ces deux dimensions.

Miséricorde implique amour et exprime dans l’Écriture la tonalité fondamentale de l’amour de Dieu : la gratuité. Dans sa première lettre, Jean affirme : « Dieu lui-même nous a aimés le premier » (I Jn 4, 19), il prend l’initiative et Jean rapporte dans son évangile une parole de Jésus « Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres »  (Jn 13, 34).

Gustavo Gutiérrez

Gustavo Gutiérrez

Un amour qui ne dépend pas de nos mérites, nous ne sommes pas aimés parce que nous sommes bons, ce n’est pas la seule raison ni même la première, nous sommes aimés parce que nous sommes, parce que nous existons ; cela suffit. C’est la raison pour laquelle nous devons, selon les évangiles, « donner gratuitement ce que nous avons reçu gratuitement » (Mt 10, 8). C’est dans l’amour de Dieu que réside la source de la gratuité envers le prochain.  Nous la trouvons dans l’attitude du samaritain de la parabole de Luc, quand il s’approche du blessé inconnu et l’aide. S’agissait-il d’un compatriote, un samaritain ? D’un israélite membre d’un peuple qui détestait les samaritains ? Cela n’a aucune importance. Pour Jésus, le prochain n’est pas celui que nous rencontrons sur notre chemin, mais celui dont nous empruntons le chemin, que nous accompagnons, faisant ainsi de lui notre prochain, quelqu’un qui compte pour nous. De fait, au sens strict nous n’avons pas de prochains, nous devons nous en faire tout au long de notre vie en nous approchant des autres. Freud disait qu’aimer gratuitement « est illusion, et va à l’encontre de l’inclinaison naturelle de l’être humain », c’est pour lui quelque chose qui n’a aucun sens et il considère que personne n’en est capable. C’est pourtant là que se joue la vérité de notre condition de disciples de Jésus. La gratuité de l’amour s’oppose radicalement à l’indifférence croissante devant les souffrances de tant de personnes, que le Pape ne cesse de dénoncer.

Passons à la seconde dimension de ce que François appelle « une seule réalité » : la justice. En janvier 2016, il revient sur le sujet et affirme : « La miséricorde ne peut pas rester indifférente devant la souffrance des opprimés, au cri de ceux qui sont soumis à la violence, réduits en esclavage, condamnés à mort ». Les situations qu’il évoque – opprimé, violence, esclavage, condamnation à mort – sont des situations d’injustice et de maltraitance. La miséricorde ne se borne pas aux bons sentiments, elle va plus loin, elle refuse la maltraitance et l’abus, et la souffrance qui en découle. Ceci nous conduit à parler de la justice dont le Pape disait qu’elle n’est pas en contradiction avec la miséricorde.

La justice est un terme très présent dans la Bible, et dans les deux testaments. Dans le sermon sur la montagne de l’évangile de Matthieu, on la trouve liée à l’annonce du royaume, qui est la raison de la présence de Jésus dans l’histoire humaine, en une phrase qui dit tout : « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (6,33). En effet, la justice, outre le fait qu’elle est un thème capital dans la vie commune en société, est centrale dans le message biblique, et est particulièrement mentionnée au sujet de la situation injuste du pauvre. Les livres bibliques évoquent fréquemment et avec force le thème de la justice.

Il est important de distinguer la justice de la légalité, et plus encore du légalisme.  La légalité peut être juste ou injuste (Paul VI l’avait déjà dit dans Octogesima Adveniens). La Bible nous parle d’une justice imprégnée d’amour, qui va au-delà de la justice contractuelle et de ses exigences formelles, une justice qui élargit les horizons, qui ne s’arrête pas aux mérites et aux devoirs, qui va à la racine même des droits de tous pour la simple raison qu’ils sont des personnes et qu’elle n’est donc pas étrangère à la gratuité de l’amour de Dieu auquel rien ni personne n’oppose ni conditions ni entraves. La parabole des ouvriers de la vigne, dans l’évangile de Matthieu (20,18), le dit très clairement.

Nous vivons dans un monde à l’individualisme croissant, fasciné par les changements que la technique offre à de grands secteurs de l’humanité. Ce n’est pas le lieu d’insister sur le fait que c’est aussi une étape historique qui a rendu possibles des avancées significatives dans différents domaines. Mais le fait est que l’on parle d’un temps nouveau, et que parfois, on regarde avec un certain rejet un passé proche dont je pense qu’il est toujours là, présent, et qu’il a beaucoup à nous apprendre. Beaucoup estiment que nous sommes entrés dans une période postmoderne, postindustrielle, postcapitaliste, postsocialiste, etc. (nos contemporains adorent être post !). Mais nous ne pouvons malheureusement toujours pas dire que nous vivons un moment de postpauvreté, au contraire, il y a des signes que la pauvreté en tant que phénomène complexe (c’est ainsi que l’entend la Bible) et non réduite à sa dimension monétaire, empire du fait de l’indifférence de beaucoup.

Le message de la miséricorde, qui s’exprime aussi par la justice, est celui d’un amour gratuit et universel pour tout être humain (et pour toute la création) en commençant par les derniers et les « laissés pour compte ». Une phrase piquante de Simone Weil dit : « Ce n’est pas à la façon dont un homme parle de Dieu que je vois s’il croit en Dieu, mais dans la  manière dont il  me parle des choses terrestres ». C’est là que nous sommes, que nous vivons notre foi, que nous aimons, c’est là que nous luttons pour un monde meilleur.

Gustavo Gutierrez,
message adressé à l’assemblée mondiale de Pax Romana tenue à Barcelone le 28 octobre 2016, par video.

(traduction Annie Josse)

Vidéo

Message de Gustavo Gutiérrez

Le très connu théologien de la libération Gustavo Gutierrez présente ici une méditation sur Miséricorde et justice. A la fin de cette année jubilaire de la miséricorde, il n’est pas trop tard pour se laisser interpeller par cette voix venue d’Amérique latine.