La vie contemplative est-elle missionnaire ?

Il peut être surprenant de dire qu’il existe […] « un lien intime entre la vie contemplative et la mission », comme le souligne le pape en renvoyant à Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus (dans son message pour la Journée Missionnaire Mondiale 2015[i]). Mais ce n’est pas tout à fait nouveau : l’exhortation apostolique Vita Consecrata parle de l’extraordinaire efficacité apostolique et missionnaire que possède la vie contemplative (VC § 59).

Mais il est bon de ne pas tomber trop vite dans des concepts polarisants, qui courent le risque de tracer des frontières – entre les communautés ou charismes plus apostoliques ou plus contemplatives, entre les initiatives pastorales motivées par l’action et celles qui visent à promouvoir la prière ou la contemplation. Faut-il toujours créer des « spécialistes » ? N’est-ce pas problématique de vouloir séparer ainsi les domaines, et du coup aussi, comme cela a été fait souvent dans l’histoire, créer des valeurs qui seraient supérieures ou plus essentielles que d’autres ? Il ne s’agit pas d’une opposition, mais d’une affectation, d’un lien, d’un ajustement – la contemplation est ajustée, accordée à l’action, et vice versa, elles sont toujours liées, comme nous le montre l’exemple du Christ. Tout chrétien est appelé à être actif et contemplatif, à accorder, à ajuster son cœur au Cœur de Dieu, et à agir selon ce Cœur. Dans le monachisme de l’Orient chrétien, les deux sont d’ailleurs inséparables : vie active et vie contemplative sont toujours vécues ensemble et cette séparation dans la dénomination même n’existe pas.

J’aimerais reprendre une parole du message du pape à l’occasion de cette journée, qui reflète bien certains défis actuels que peuvent vivre aujourd’hui de nombreux chrétiens, laïcs ou ordonnés, envoyés en mission ecclésiale, défis que nous pouvons vivre aussi dans la vie monastique.

« La mission est passion pour Jésus Christ, et en même temps, passion pour les hommes. »

Contemplative. Reflets Jardin Albert KahnEn tant que moniale d’une communauté d’inspiration monastique, donc « contemplative » (Fraternités Monastiques de Jérusalem), vivant au cœur de la ville de Paris et en même temps une vie de prière, avec un large temps d’oraison en silence, des offices déployés dans la durée, une vie communautaire intense et un travail à mi-temps, cette tension passionnée m’habite et m’invite à me laisser déplacer sans cesse. Où se situe notre mission aujourd’hui ? Et demain ? A un moment il va falloir peut-être abandonner la réflexion autour des lieux et des moyens ainsi que l’effort de trouver une solution, et trancher entre la première passion et la deuxième, pour retrouver ce qui, de tout temps, a caractérisé les saints : Vivre l’instant présent. Pleinement, et en même temps. Ce qui m’interpelle dans cette belle parole du pape, c’est l’entre-deux. Oui, la mission doit être passion pour Jésus Christ, et oui, la mission doit être passion pour les hommes. Entre les deux se trouve ce « en même temps ». Comment pouvons-nous vivre aujourd’hui cette unification de notre temps ? Les personnes, que nous accompagnons et qui viennent parce que leur soif les pousse à entrer dans cette église, jeunes ou moins jeunes, les laïcs engagés, tous nous parlent souvent de cette tension, et la vivent mal, en séparant encore plus leurs différents lieux de vie : le travail reste le travail, la famille devient étouffante,  la ville, le « monde » est insupportable pour beaucoup, et la campagne le lieu de refuge tant désiré pour une retraite, un temps de ressourcement. On vit très mal aujourd’hui l’écartèlement dans le monde, on le craint. Pourtant, la foi chrétienne ne nous invite pas à fuir les tensions et les écartèlements mais à les unifier, à les traverser, à les faire passer par la croix du Christ. Nous sommes des passeurs passionnés – c’est ça aussi, la mission.

En même temps…

Je me permets de vous partager une anecdote, qui m’a beaucoup éclairée : un jour, j’ai reçu une lettre d’une amie, autrichienne comme moi, qui s’était décidée de s’engager dans la vie consacrée, en même temps que moi. Mais pour elle, le chemin s’est orienté vers une communauté de tradition ignacienne, avec un apostolat dans l’accompagnement, dans la pastorale des jeunes et dans l’enseignement. Elle m’a fait part de ses occupations, ses joies et ses défis. Entre autres le fait que le temps lui manque toujours, et que l’heure à laquelle elle écrivait, était largement après minuit. Elle fut très surprise, en lisant ma réponse, dans laquelle je lui expliquais ce que je vivais, et que j’avais ce même sentiment : de n’avoir pas assez de temps. D’ailleurs, l’heure de la rédaction était exactement la même, après minuit. Longtemps après, cette amie m’a avoué, qu’elle avait souvent rêvé de la vie contemplative, en se disant, que la mission y serait plus tranquille, plus structurée, moins écartelant. Cet échange a été un moment important pour nous deux, car nous avons pu conclure, que l’écartèlement fait partie de toute vie chrétienne engagée, et qu’il s’agit de fleurir là où Dieu nous a planté, comme le dit magnifiquement Saint François de Sales. Le combat est toujours au cœur de la mission, c’est probablement un des signes que nous participions au mystère pascal du Christ. Le passage, la passion se fait aussi à travers nous, qui sommes membres d’un même corps.

Je nous souhaite à tous cet ouverture du cœur vers l’instant présent, et plein d’audace et de joie, pour pouvoir chaque jour recommencer à décider d’être des passeurs passionnés – aider à faire passer Dieu, à l’incarner auprès les hommes et femmes qui nous entourent, ainsi qu’à faire passer l’homme en Dieu.

 

Sœur Marlene Scheuerer
Moniale des Fraternités Monastiques de Jérusalem
Saint Gervais, Paris

 

[i]  texte du Message et commentaire